Faute de pouvoir aller au théâtre (les spectacles et les artistes nous manquent tellement !), voici une nouvelle qui va en ravir plus d’un, parmi ceux qui ont eu la chance d’assister à la pièce exceptionnelle d’Edouard Baer au théâtre Antoine : Les élucubrations d’un homme soudain frappé par la grâce est édité chez SEUIL ! Quelle joie de retrouver ce texte riche de plein de réflexions, à la fois drôles et fantaisistes, et écrit par le comédien lui-même. Des réflexions si pleines de dérision qu’elles en deviennent parfois même absurdes. Et aussi des réflexions parfois critiques, d’actualité, profondes, si bien que le questionnement d’Edouard devient universel parmi les lecteurs. Sans oublier son panthéon des grands hommes, comme un hommage à ses maîtres, parmi lesquels Philippe Noiret, Jean Gabin, Jean Rochefort, Georges Brassens, Charles Bukowski, Pierre Brasseur, Boris Vian, Jean-Louis Trintignant, Thomas Berhard, Jean Moulin, et Romain Gary.
Petite sélection personnelle :
- Page 24 : « On ne peut pas pousser un caddie à 13 heures et être Malraux à 20h30 ».
- Page 26, à propos de son rôle-titre dans La Vie de Jésus : « Le rôle d’une vie, je m’étais vraiment préparé. Préparation physique d’abord, c’est quand même un rôle en pagne… »
- Page 29 : « Deux emplois un salaire. C’est un modèle économique d’avenir ça ! »
- Page 46 : « Intellectuellement j’étais vraiment d’accord avec moi ; dans ma tête j’étais déjà en route… Mais mes jambes n’ont pas suivi. En concours hippique, ça s’appelle un refus à l’obstacle ».
- Page 57, en s’adressant au public : « Soyez persévérants, accrochez vous ! Vous vous lavez bien les dents, vous vous couchez à l’heure, vous faites bien vos leçons, vous obéissez. Ne discutez pas. Faites ce que je dis, mais surtout pas ce que je fais ! »
- Page 74 : « Le problème de nos métiers c’est qu’on les fait en public… C’est plus dur la honte en public… »
- Page 81 : « J’y retourne parce qu’il faut bien faire quelque chose entre sa naissance et sa mort, sinon c’est long la vie. J’y retourne comme un petit clin d’œil à moi-même, comme un défi perdu d’avance, le plaisir du geste inutile. J’y retourne… »
- Page 93 : « Et je me dis, peut-être que ces textes qu’on dit là sur scène en levant la tête… Les mots montent… Les voix s’envolent là-haut dans les coursives, rentrent dans des vieux tuyaux, voyagent dans les conduits d’aération… Et peut-être elles ressortent un soir ces voix fantômes… Ces beaux textes… Des années après… Peut-être ce soir… On serait sauvés… A moi les fantômes ? »
- Page 109, à sa femme au téléphone : « Non, je ne te mets pas dans le même sac que tout le monde… Il n’y a pas de sac de toute façon… Et même s’il y avait un sac, tu n’es pas dedans… Non, il n’y a pas de sac… Arrêtons avec les métaphores d’objets, je t’en supplie! »
- Page 110, toujours à sa femme au téléphone : « Mais si, j’aime tes lunettes !…Non, ça n’est pas contre tes lunettes, ça n’a rien à voir… Si je l’ai fait ! Si je me souviens avoir dit du bien de tes lunettes… Chérie, j’aime tes lunettes, j’en suis dingue ! J’aimais celles que tu as perdues, j’aime celles-là, j’aimerai les nouvelles quand tu auras perdu celles-là… Non mais, sans lunettes aussi ! Oui ! J’aime tes yeux aussi !…Si, elles te vont bien ! Ce n’est pas ce que je… J’aime tout, tes lunettes, j’aime tes yeux… Oui tes lentilles aussi… 1 : oeil ; 2 : lentilles ; 3 : lunettes. Chérie… Je t’aime avec lunettes, sans lunettes, avec lentilles, sans lentilles, avec oeil, sans oeil, j’aime tout, chérie ».
Evidemment cette sélection n’est pas exhaustive, car comment résister aux pages 114 et 115 où le comédien s’interroge sur Napoléon et sa façon de galvaniser des armées de 800 000 personnes sans micro. Fou rire garanti ! Ou encore cette discussion absurde avec le régisseur pages 126 et 127 sur le rôle du poulet dans la pièce. Et puis Guignol et le gendarme, au chapitre XVII, quand le public, redevenu enfant, répond en cœur aux marionnettes. On n’a qu’une envie : courir au théâtre pour revoir la pièce et se régaler !!
Enfin, la préface est très intéressante (assez rare pour mériter d’être signalé) car Edouard Baer y explique son admiration pour les livres et les écrivains. « La place sacrée du livre ». Et sa beauté aussi. Donc pour écrire il fallait OSER. Affronter sa peur. Faire preuve de courage. Seule solution pour dédramatiser l’écriture, prendre ça comme un jeu, et jouer avec les mots, comme il l’a toujours fait dans sa carrière, au théâtre comme au cinéma. Il nous présente donc son « livre oral écrit ». Bonne idée. Sans oublier de révéler au lecteur, son secret, un rêve intime, le rêve de tout homme ambitieux qui passe sur cette Terre : devenir immortel et « laisser une trace ».
> Pour voir Edouard Baer en parler lui-même, regarder son interview dans Passage des Arts.
> Pour celles et ceux qui n’ont pas pu voir ce grand moment de théâtre, je vous invite à lire ma chronique sur le sujet.
Les élucubrations d’un homme soudain frappé par la grâce, Edouard Baer (Seuil)
Dessins de Stéphane Manel.
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